En l’espace de trois mois, deux géants mondiaux de l’audit et du conseil ont décidé de quitter discrètement mais fermement l’Afrique subsaharienne francophone. PricewaterhouseCoopers (PwC), d’abord, en avril 2025. Puis Ernst & Young (EY), début juillet. Ces décisions, presque simultanées, ne sont ni anodines ni simplement comptables. Elles traduisent un désengagement stratégique profond vis-à-vis d’une région perçue comme économiquement peu porteuse, en dépit de son potentiel démographique.
La région concernée regroupe dix pays, dont la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Cameroun, le Togo ou encore le Bénin. Pour des acteurs de la taille de PwC ou EY, ces marchés ne représentaient qu’une part marginale de leur chiffre d’affaires africain. Selon une source citée par Jeune Afrique en mai 2025, les revenus tirés de l’Afrique francophone seraient bien inférieurs à ceux générés au Nigéria, au Kenya ou en Afrique du Sud, où l’environnement économique est plus dynamique et le tissu entrepreneurial plus dense. Dans les pays francophones, le nombre d’entreprises structurées capables de solliciter des audits complexes et de payer des honoraires aux standards internationaux demeure limité.
Ce retrait s’explique aussi par un environnement d’affaires jugé peu favorable. Outre les contraintes économiques, les cabinets sont confrontés à des obstacles réglementaires, fiscaux et politiques récurrents. Les lourdeurs administratives, la complexité du droit des affaires, la lenteur des procédures judiciaires ou encore l’instabilité des règles fiscales freinent la rentabilité et augmentent les risques opérationnels. Dans une interview accordée à Financial Afrik en mars 2024, un associé régional d’un cabinet international confiait, sous anonymat : « Nous passons plus de temps à gérer les risques de compliance et de trésorerie qu’à délivrer de la valeur à nos clients. »
Face à cette combinaison de marges réduites, de coûts élevés et d’un climat peu prévisible, les grands groupes optent pour un recentrage sur des zones jugées plus stables et plus profitables. En Afrique anglophone, où subsistent d’importantes inégalités, les structures économiques sont souvent plus libéralisées, les places boursières plus dynamiques, les administrations fiscales plus numérisées, et la culture de la transparence financière mieux enracinée. Le contraste est frappant. Pendant que Lagos, Nairobi ou Johannesburg consolident leur statut de hubs continentaux pour les services professionnels, les capitales francophones apparaissent encore comme des places secondaires dans les stratégies globales des multinationales du conseil.
Ce départ laisse un vide, mais aussi une brèche que certains acteurs locaux pourraient chercher à combler. Des cabinets comme Goodwill Management, Adenka ou Exco pourraient espérer capter une partie de la clientèle abandonnée par les Big Four. Toutefois, sans réformes structurelles, ces opportunités resteront limitées. Le marché local de l’audit reste très étroit, souvent dominé par les marchés publics, et encore peu professionnalisé. Plusieurs experts estiment que seule une montée en gamme vers des niches comme l’audit ESG, la digitalisation comptable ou l’accompagnement des PME en levée de fonds pourrait offrir un avenir viable aux structures nationales.
L’alerte n’est pas nouvelle. En 2023 déjà, l’International Federation of Accountants (IFAC) rappelait que « le développement des services d’audit est directement lié à l’accessibilité de l’information financière et à la stabilité de l’environnement fiscal. » En Afrique francophone, ces conditions restent encore trop fragiles pour garantir un écosystème propice à la croissance de ce secteur stratégique.
Les gouvernements, les ordres professionnels et les écoles de commerce devraient voir dans ces retraits un avertissement plus qu’une sanction. L’avenir du secteur ne dépendra pas uniquement de la bonne volonté des cabinets restants, mais d’un changement de cap économique. Sans réforme sérieuse, il est probable que d’autres grands groupes, à l’image de Deloitte ou KPMG, revoient à leur tour leur présence régionale. Le départ de PwC et EY n’est pas une condamnation du continent. C’est un diagnostic. Un rappel que la croissance économique ne se décrète pas, qu’elle se construit avec des institutions solides, des règles claires et un réel soutien à l’initiative privée.