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  • 29/08/2025

Système de paiement et d’interopérabilité : Comment l’Afrique peut prendre le contrôle de sa monnaie numérique

Le succès du système PIX au Brésil ne se limite pas à une innovation technologique : il représente une véritable leçon de souveraineté économique et d’inclusion financière. Pour situer nos lecteurs, PIX est un système de paiement instantané, lancé par la Banque Centrale du Brésil en 2020, qui permet aux particuliers et aux entreprises de transférer de l’argent en quelques secondes, 24h/24 et 7j/7, à très faible coût et entre toutes les banques du pays.

 

Pour comprendre les enseignements que l’Afrique peut en tirer, nous avons échangé avec M. Luc Kpenou, expert en système de paiement et services financiers digitaux en Afrique de l’Ouest. Dans cette interview exclusive, M. Kpenou analyse les facteurs clés du succès de PIX, les implications géopolitiques de l’indépendance financière et les stratégies que les pays africains peuvent adopter pour renforcer leur souveraineté des paiements, stimuler l’inclusion financière et favoriser l’innovation locale.

 

« Qu’est-ce qui distingue PIX des autres systèmes de paiement traditionnels, et quelles innovations ont favorisé son adoption massive au Brésil ? »

PIX se distingue des systèmes traditionnels (virements, cartes) par une architecture ouverte et instantanée, orchestrée par la Banque Centrale du Brésil. Ses innovations clés sont :

  • Instantanéité et disponibilité 24/7/365 : Les transactions sont compensées en moins de 10 secondes, à toute heure et n'importe quel jour, contrairement aux virements traditionnels (TED/DOC) limités aux jours ouvrables.
  • Coût quasi nul pour les particuliers : La gratuité pour les personnes physiques a levé une barrière majeure à l'adoption. Pour les entreprises, les coûts sont nettement inférieurs à ceux des réseaux de cartes.
  • Interopérabilité totale : PIX connecte l'ensemble des banques et fintechs via une infrastructure unique, évitant les silos. Le système est ouvert, favorisant la compétition et l'innovation.
  • Expérience utilisateur simplifiée : L'usage d'alias simples (numéro de téléphone, e-mail, CPF/CNPJ ou QR code) au lieu de coordonnées bancaires complexes a rendu le paiement aussi simple que l'envoi d'un message.
  • Mandat réglementaire : La Banque Centrale a obligé les grandes institutions financières à intégrer PIX, garantissant une disponibilité immédiate et universelle du service dès son lancement.

Ces innovations ont créé un effet de réseau puissant, rendant PIX incontournable pour les particuliers comme pour les entreprises.

 

« PIX a permis de bancariser des millions de Brésiliens et de réduire les coûts pour les commerçants. Quels enseignements concrets les pays africains pourraient-ils en tirer pour améliorer l’inclusion financière et stimuler l’économie locale ? »

Les enseignements pour l'Afrique sont clairs et pragmatiques :

  • Prioriser le "Mobile-First" : L'Afrique doit capitaliser sur son taux de pénétration mobile élevé. Un système de paiement souverain doit être pensé pour le smartphone, avec une expérience utilisateur simple.
  • Imposer l'interopérabilité par le régulateur : Le succès de l'inclusion financière ne peut reposer sur des systèmes propriétaires qui fragmentent le marché. Une autorité régionale doit imposer une infrastructure commune pour que tous les acteurs puissent se connecter.
  • Subventionner l'adoption initiale : La gratuité pour les individus et des coûts très faibles pour les micro-entrepreneurs sont un levier puissant pour formaliser l'économie informelle.
  • Créer un écosystème ouvert à l'innovation : L'infrastructure fournie par les régulateurs permet aux fintechs de développer des services à valeur ajoutée, créant un cercle vertueux d'innovation et d'inclusion.

 

« Vous évoquez l’agacement américain face au succès de PIX. Quel rôle stratégique les systèmes de paiement jouent-ils dans la souveraineté nationale et le “soft power” ? »

Les systèmes de paiement sont le système nerveux de l'économie moderne. Leur contrôle est un enjeu de souveraineté et de "soft power" majeur :

  • Souveraineté économique : Maîtriser son infrastructure de paiement permet à un État de définir sa politique monétaire sans interférence.
  • Contrôle des données : Les données transactionnelles restent sous juridiction locale, protégeant l’économie.
  • Autonomie géopolitique : En cas de tensions ou sanctions, un système souverain garantit la continuité des échanges.
  • "Soft Power" et influence régionale : En développant une technologie performante, un pays peut exporter sa technologie et ses normes, renforçant son influence.

 

« Quels risques une dépendance aux systèmes de paiement étrangers fait-elle courir aux pays africains ? »


La dépendance expose l'Afrique à des risques systémiques :

  • Fuite des revenus : Des milliards de dollars quittent le continent chaque année via les commissions et frais.
  • Vulnérabilité aux sanctions et pressions externes : Dépendre d’un réseau étranger peut paralyser le commerce et les flux financiers.
  • Absence de contrôle sur les données : Les données financières africaines sont stockées à l’étranger, limitant l’innovation locale et exposant à des risques de surveillance.
  • Frein à l'innovation locale : Les systèmes étrangers rigides étouffent l’émergence de fintechs locales.

 

« Quels sont les premiers pas concrets pour que l’Afrique bâtisse sa propre souveraineté des paiements ? »

Les premiers pas doivent être pragmatiques et coordonnés :

1.   Volonté politique au plus haut niveau : Déclarer la souveraineté des paiements comme priorité stratégique.

2.   Création d'une instance de gouvernance panafricaine : Définir une vision, des normes techniques communes et une feuille de route.

3.   Lancement de projets pilotes régionaux : S’appuyer sur les zones monétaires existantes pour déployer des systèmes interopérables.

4.   Investissement dans une infrastructure partagée : Développer un "PIX africain" utilisable par tous les pays membres.

 

« Des initiatives comme le SPI dans l’UEMOA sont en cours. Quels facteurs clés doivent être améliorés pour qu’elles atteignent un impact comparable à PIX ? »

Pour un impact transformationnel :

  • Prioriser l’expérience utilisateur.
  • Mettre en place une stratégie de distribution agressive.
  • Définir un modèle économique incitatif.
  • Renforcer la communication et l’éducation financière.

 

« Comment l’Afrique peut-elle combiner innovation locale et interopérabilité régionale pour accélérer la transformation digitale des paiements ? »

Une approche à deux niveaux :

  • Continental (Top-Down) : Définir un standard unique pour l'identité, les API et la compensation, garantissant l’interopérabilité transfrontalière.
  • Régional/Local (Bottom-Up) : Permettre aux fintechs et banques de développer des applications qui se connectent au rail commun. L’interopérabilité fournit l’échelle, l’innovation locale apporte la pertinence et la valeur ajoutée.

 

« Quel message souhaitez-vous transmettre aux décideurs africains ? »

Chers décideurs, la souveraineté du 21e siècle n'est plus seulement territoriale, elle est aussi numérique et financière. Dépendre d’infrastructures étrangères freine le développement et prive l’Afrique de son autonomie stratégique.
Le Brésil avec PIX a montré que reprendre le contrôle est possible et bénéfique. Une interopérabilité panafricaine permettra aux startups et commerçants de conquérir un marché unifié, stimulant innovation, croissance et compétitivité continentale. L’heure est à l’action concertée et audacieuse : la souveraineté des paiements n’est pas une option, c’est le socle de l’Afrique que nous voulons.