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  • 25/07/2025

Banque / Taux élevés, prêts abondants : Le paradoxe CEMAC

Malgré des taux directeurs relevés à plusieurs reprises par la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC), les banques commerciales continuent de prêter massivement. Le Rapport annuel 2024 de la BEAC révèle une dynamique de crédit qui résiste à toute forme de frein monétaire. Décryptage d’un paradoxe économique en zone CEMAC.

 

Un paysage macroéconomique en redressement partiel

 

En 2024, la croissance économique de la zone CEMAC s’est consolidée à environ 3,3%, contre 2,2% en 2023. Cette reprise est principalement portée par le secteur non pétrolier, en hausse de 3,5%, tandis que la production pétrolière a reculé légèrement de 0,2%. C’est ce que révèle le Rapport annuel 2024 de la BEAC, publié en juillet 2025.

 

Sur le plan des prix, l’inflation a ralenti, passant de 5,6% à 4,2% en moyenne annuelle, signe d’un apaisement relatif des tensions inflationnistes, notamment alimentaires. La Banque centrale salue cette évolution, attribuée en partie aux mesures de resserrement monétaire adoptées depuis fin 2021.

 

Mais derrière ces chiffres encourageants se cache un constat plus déroutant : la politique monétaire ne produit pas les effets escomptés sur le comportement des banques.

 

Une politique monétaire qui prêche dans le désert

 

La BEAC a relevé ses taux directeurs à plusieurs reprises entre 2022 et 2024 pour contenir l’inflation et limiter l’accès au crédit. Objectif : réduire la masse monétaire, freiner la demande intérieure et éviter une surchauffe de l’économie.

 

Mais les banques commerciales, elles, ont suivi une trajectoire opposée.

 

En 2024, les crédits bancaires à l’économie ont explosé de +19,6%, contre +11,1% en 2023. Et ce, malgré la hausse des taux directeurs censés freiner cette dynamique. Pire, les taux d’intérêt appliqués aux entreprises ont même baissé, passant de 9,78% à 9,45% sur la période.

 

« Nous sommes dans un contexte où la politique monétaire de la BEAC n’a pas d’impact significatif sur l’offre de crédit. Les banques ont recours au marché interbancaire pour se refinancer et contournent ainsi les restrictions imposées par la Banque centrale », résume un analyste du cabinet FinAfrique, cité par Investir au Cameroun (21 juin 2025).

 

Le marché interbancaire comme soupape de secours

 

Face à la réduction des facilités accordées par la BEAC, les banques se sont tournées vers le marché interbancaire et les pensions livrées sur titres publics. Elles y trouvent la liquidité nécessaire pour maintenir – voire intensifier – leurs activités de crédit.

 

Résultat : les crédits à court terme progressent de +19,7%, ceux à moyen terme de +19,4%, et les crédits à long terme bondissent de +21,2%. Au total, ce sont près de 12 670 milliards FCFA qui ont été injectés dans l’économie par le système bancaire en 2024.

 

Cette situation traduit une autonomisation croissante des banques commerciales, capables de contourner les canaux de régulation de la BEAC.

 

Une croissance qui profite, mais à qui ?

 

Si l’abondance de crédit stimule la croissance, elle ne bénéficie pas à tous de manière équitable. Selon les données consolidées par la BEAC, plus de 60% des encours de crédit sont captés par les grandes entreprises, notamment dans les télécoms, les BTP et la distribution.

 

Les PME et acteurs de l’économie informelle, pourtant majoritaires dans le tissu économique de la région, peinent toujours à accéder au financement. Le canal du crédit reste élitiste, orienté vers les secteurs solvables.

 

« Il faut distinguer la croissance du crédit et son impact social. Si l’essentiel des financements reste capté par les groupes déjà solvables, la politique monétaire ne joue pas son rôle d’inclusion économique », analyse le Dr Jérôme Nang dans une tribune publiée par EcoMatin en avril 2025.

 

Un outil monétaire à repenser pour l’Afrique centrale

 

Ce paradoxe met en lumière les limites structurelles de la politique monétaire en Afrique centrale. Dans une région où les marchés sont peu profonds, où la bancarisation reste faible et où les comportements financiers sont largement informels, les instruments classiques – taux directeurs, réserves obligatoires – perdent de leur efficacité.

 

En réalité, la BEAC agit dans un écosystème qui ne répond pas aux mêmes logiques que les économies avancées. Les banques, bien que formellement régulées, disposent de marges de manœuvre importantes pour adapter leur comportement, souvent au détriment des objectifs de stabilité fixés par la Banque centrale.

 

Un défi pour les États membres : renforcer la coordination

 

La réponse ne peut venir de la seule politique monétaire. Les États membres de la CEMAC doivent prendre leur part, notamment à travers :

 

-       des politiques de soutien aux PME et à l’innovation locale,

 

-       la modernisation des institutions financières nationales,

 

-       une meilleure coordination entre politique budgétaire et monétaire.

 

Sans cela, la BEAC continuera de jouer en solo, sans véritable effet d’entraînement sur l’économie réelle.

 

Ce que l’avenir exige : lucidité, réforme, et volonté politique

 

Le rapport annuel de la BEAC tire un signal d’alarme discret mais réel. La stabilité macroéconomique affichée en 2024 masque des fragilités profondes : une transmission monétaire défaillante, une inclusion financière en panne, et un risque croissant de déséquilibre systémique.

 

« La stabilité des prix est importante, mais elle ne suffit pas à garantir le développement inclusif », rappelait Abbas Mahamat Tolli, ancien gouverneur de la BEAC, lors d’un colloque à Douala en 2022. Une phrase toujours d’actualité.

 

En somme, la zone CEMAC affiche en 2024 une croissance modérée, une inflation en recul, et un crédit bancaire en forte expansion. En surface, les indicateurs sont au vert. Mais en profondeur, la BEAC fait face à une perte d’influence sur les acteurs bancaires, et les fruits de la croissance restent inégalement répartis.

 

Pour bâtir une économie plus résiliente, plus inclusive et mieux régulée, l’Afrique centrale devra repenser en profondeur ses outils, ses priorités et sa coordination institutionnelle.

 

Sans cela, la croissance actuelle risque de rester ce qu’elle est déjà : un rebond fragile, porté par des crédits que la Banque centrale ne contrôle plus.